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mardi 22 mars 2011

Frères du large


Chaque fois que je mettais les pieds sur le pont, je ressentais une sorte d’euphorie. L’idée de voguer loin du monde me plaisait. On partait souvent le soir ou la nuit. Je restais sur le pont et j’allumais une cigarette que je fumais lentement en regardant la ville devenir un souvenir. L’air salin me purifiait l’esprit. C’était le seul moment où je m’accordais le droit de fuir sans lâcheté ni égoïsme les problèmes de ce monde.

Les premières heures à bord étaient relaxes. Après avoir chargé le bateau et en avoir fait une inspection sommaire, on avançait toute la nuit vers notre zone de pêche, près de l’île d’Anticosti. Avant d’aller me coucher, je passais une heure ou deux avec le capitaine dans la timonerie. À travers les bribes de messages de marins émis par l’appareil de téléphonie et les chansons de Bob Dylan que Léo écoutait en boucle, on discutait un peu, en observant la nuit sur le fleuve. Léo était comme moi: il assumait bien le silence. On se ne se racontait que l’essentiel et encore. Ces années passées ensemble à inspecter la coque de l’Aquarius, assembler le chalut, laver la cale, trier les captures, réparer les cordages, affronter les tempêtes et le manque de sommeil nous ont fait devenir des frères, au-delà des mots.

-For the times they are a-changiiiiin’!
-Godthem que tu chantes mal Émile!, me disait souvent Léo, sourire et cigarette aux lèvres. S’en suivait un duel d’insultes sympathiques à la suite duquel j’allais me coucher avant cette longue journée de travail de sept jours qui allait commencer à l’aube. Je ne le savais pas, mais j’étais en train de vivre les plus beaux moments de ma vie.

* * *

Il m’arrive encore de sentir le roulis, d’entendre le moteur et les cris des goélands qui planent au-dessus des crevettes à la levée du chalut. Il n’y a pas une journée qui se passe sans que je pense à mes frères du large et à tout ce que nous avons accompli ensemble...